La liberté se paie de douleurs, de regrets. Elle est tissée des doutes laissés à l’arrière et des soldats qui ne reviendront jamais. Seul en face des plaines, mes larmes ne coulent pas. Les mégots que j’écrase sont autant de signaux d’attaques, les étincelles qui sautent sur l’herbe sont autant d’éclats d’obus sur le sable. Le rideau de fumée qui m’entoure n’est qu’une âpre mascarade pour me dissimuler un peu plus, ravaler mes sanglots et recracher mon patriotisme sur l’autel de la lâcheté. Bringuebalant, transi, la cuisse tremblotante, je fixe l’horizon, les quelques fleurs qui valsent. Demain les grands titres seront peut-être en anglais ; des lettres capitales pour les peines sans justice, des mauvais caractères alignés heureux de se suffire à eux-mêmes en pleine une, qui baveront sur le sang pour le recouvrir d’encre. Le bruit des rouleaux d’imprimerie me rappellera toujours les mitrailleuses qui se déchargent. Il retentira demain compressant les cadavres et remodelant sur papier la bravoure du 6 juin 1944. Le jour J a le malaise des Joyeux anniversaires.
« Oublie les inquiétudes » me susurrerait Rose pour apaiser ma hanche et calmer ma douleur. Où sont passés tes pas face aux miens, douce. Je ne t’en veux pas ma Rose. Il est trop tard pour les adieux. Un sourire à la bouche jusque dans ses beaux yeux, la jeunette Martine porte dans les mains un gâteau barricadé de bougies. Parce que même sans raison, les plus jolis œufs se font rouler dans la farine.
- Que fête-t-on ?
Ma voix se perd dans l’oubli du mistral. Ma faim ne justifiait pas quelque moyen pour la hausser.
- On mange ! Me répond-elle, insouciante enjouée des doubles sens blasés.
Non, ma chère Rose, je ne me goinfrerai pas. Le vent balaie déjà cinq bougies à peine allumées. Je ne compte pas les années qui me séparent de toi. Je ne célébrerai pas une quelconque victoire. Si les lueurs sont d’espoir, je soufflerai pour les éteindre. C’est une juste punition qui ne s’avouera jamais telle.
Gloriole des trente ans d’un journaleux fuyard. Aucun papier pompeux ne peut résumer la guerre. Personne ne peut couvrir en toute vérité ces massacres sans nom qu’on ne pourra jamais ressentir autrement qu’allongé au sol, les mains derrière la tête, la castagne en écho. S’il faudra jamais savoir, prendre connaissance un jour et transmettre un souvenir, aucun entretien retranscrit en encart ne pourra faire transparaître l’impuissance et les combats, les terreurs et les déroutes. Il faudra affronter en face les regards embués de ceux qui se souviendront, de ceux qui auront vécu. Moi je n’ai que ligoté ma plume de colombe pour assurer ma peau, j’ai renié mon honneur pour préserver ma vie, mon intérêt sur l’amour, une hypothèque sur toi. J'ai pour tout souvenir des châteaux de poussière. Des torrents de remords. C’est mon pêché : ma soumission, ma rémission, je te la dois.
Caché dans ma redoute, je me paie une tranche du devoir d’informer. Je refuse aujourd’hui de tremper mon ersatz de madeleine pour chercher des parades qui ne me tromperaient qu’un peu plus. Elles viendront bien assez tôt, inconsciemment, rien ne presse. Il y aura toujours des mots fades, impartiaux sur le retour, pour témoigner des sacrifices, pour transcrire le mal. Au milieu de la table trône un coquelicot. Je le saisis, l’offre à Martine qui l’agite vivement créant un faisceau rouge dans l’air. Regarde, c’est mon calicot, ma déclaration vaine. Elle le noie à nouveau et me frôle la main. Je la repousse doucement, prends la fleur puis la glisse, un peu humide, dans la poche des souvenirs.
A repenser à toi, la mitraille m’est sourde. Je mange avec du son et en ouvrant la bouche.
Pour se faire plaisir :
Hielo
Merdeuuh :|